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« Hermès ? Qu’est-ce que tu fous là ? »
Le château venait d’ouvrir ses portes au public qui s'installait dans la cour pour écouter le concert. Télémaque connaissait par cœur le schéma qui se déroulait en bas ; il y avait assisté des dizaines de fois. Des vieux, bobos ou aristos, habillés classe et de couleurs vives comme s' ils avaient été invités à un cocktail. Ils discutaient sûrement de la vie du village, du climat du pays, d’affaires familiales ou de la politique française. L’accordeur, un type à la grande carrure et qui suait abondamment, testait les touches l’une après l’autre en une sorte de mélodie étrange qui donnait à la scène un air surréaliste. Le proprio du château serait là, un gars du conseil régional, qui d’après le père de Télémaque parlait beaucoup mais faisait peu. « Un gros sophiste », avait-il déclaré. Pour Ulysse, il était inacceptable d’accéder à une place aussi influente que député pour ne rien y faire d’autre que se remplir les poches. Il aurait le pouvoir de changer les choses, d'entraîner sa région à avancer avec le monde, et il gâchait cupidement cette opportunité.
Ulysse était le garde du corps d’un des pianistes, un certain Michel Bouletrou, qui avait fait le Conservatoire et plusieurs salles reconnues dans le monde entier. Après s’être fait attaquer par un fou furieux pendant une représentation en plein air, le pauvre ne pouvait plus retourner sur scène sans la présence d’un garde du corps, ou il commençait à avoir des tremblements et à vomir partout. Ulysse avait une autre idée de son métier que soutien émotionnel pour troubadour, à l’origine. Mais bon, « c’est une expérience professionnelle comme une autre », avait-il expliqué à Télémaque en hochant les épaules.
Cet été, le bougre était en tournée des Estivales dans toute la Provence. Les villages où il se produisait étaient plus pittoresques les uns que les autres et il avait même dégoté une place dans une pièce du festival d’Avignon qui jouerait fin juillet. Ulysse avait profité de l’occasion pour ramener sa famille avec lui, en de sortes de grandes simili-vacances dans le Sud. Et pour l’instant tout se passait pour le mieux, mises à part les quelques engueulades habituelles (entre un Télémaque de plus en plus assoiffé de liberté et ses parents qui le voyaient toujours comme leur précieux petit garçon).
Ils étaient présentement dans le château d’un tout petit bled qui accueillait deux pianistes mondialement connus pour un spectacle de trois heures. Télémaque ne comprenait pas comment ils s’étaient débrouillés pour les ramener, mais de ce qu’il avait pu voir, c’était pas comme si on se bousculait à l’entrée. Une petite centaine de vieux, au maximum, quasi tous du village. Ou alors des Ricains venus admirer la France des sources en se croyant précieux – autant aller directement se perdre dans la Creuse, ou discuter avec des vaches en Corrèze, s’ils voulaient de l’authentique.
Durant les quelques nuits de préparation avant la représentation, les deux pianistes, le staff et leurs familles respectives étaient logés et nourris au château. Autant dire que le vin régional coulait à flot. Télémaque n’avait jamais vu sa mère aussi pompette que cet été. Une fois l’heure d’aller se coucher, il ne traînait pas à s’endormir, de peur d’entendre des choses qu’il ne voulait définitivement pas entendre. De type craquements de lattes endiablés. (De toute façon, ce n’était pas comme si il avait énormément d’autres choses à faire, étant donné que son père récupérait son téléphone tous les soirs. Un vrai fou. On aurait crû qu’à 17 ans, on vous accordait un minimum de libertés. Mais non, pas quand chez vous c’était le diktat.)
Enfin, l’heure n’était pas aux épanchements sur l’inhumanité de sa situation familiale. Pas quand une tête malicieuse au sourire stupide sortait inopinément de l’entrebâillure de la porte de sa chambre.
Le sourire de l’individu s’agrandit et il pencha la tête sur le côté, ce qui fit basculer une barrette-aile ridicule par-dessus sa tête.
« Je m’imaginais un meilleur accueil, je dois avouer. »
Télémaque se remit rapidement de sa stupeur, et siffla entre ses dents :
« Mais rentre, imbécile, quelqu’un va te voir ! »
Une lueur d’espièglerie brilla derrière ses lunettes teintées roses, alors qu’il s’exécutait avec obligeance. Il se jeta sur Télémaque, les projetant tous les deux sur le lit, et l’enserra dans un câlin-broyeur.
« Oof, espèce de malade là, ça va pas bien toi dans ta tête ! » Parvint à articuler la victime du jeune-homme-briseur-d’os. Mais son ton désapprobateur se démentait par un petit sourire.
« Pardon pardon pardon ! » s’exclama Hermès en entreprenant de ponctuer chaque excuse d’un bisou papillon sur son visage. Télémaque ne put s’empêcher d’éclater de rire sous les chatouilles et le blond se blottit finalement dans ses bras.
« Je vais avoir besoin d’une explication, par contre. Comment tu t’es retrouvé ici ? T’as pas payé la place à quarante balles ? »
Hermès fit une grimace, quelque chose entre « pour qui tu me prends » et « quels pigeons d’acheter ça si cher ».
« Non, quand même. J’ai trouvé une porte arrière dans un état… disons… apocalyptique, du coup j’ai forcé un peu et je suis rentré. Et après j’ai en quelque sorte fait croire à tout le monde que je fais partie du staff et j’ai un peu aidé par-ci par-là, donc non seulement je peux me balader tranquillement – bon, faut éviter tes parents, mais ça j’ai l’habitude – mais en plus je t’ai ramené des desserts ! »
Il sortit des mini tartelettes à la figue et des cannelés d’un baluchon que Télémaque n’avait même pas remarqué qu’il portait.
Il engloutit une tartelette et embrassa joyeusement Hermès, qui parut en être aux anges. Ses barrettes-ailes en frétillaient presque.
« Merci beaucoup, mais pourquoi des cannelés ? Un foreshadowing d’une tentative d’enlèvement pour m’emmener à Bordeaux et me faire boire à mort ? »
Le blond haussa les sourcils, l’air de considérer la perspective.
« Ne me donne pas d’idée, mon ange. Quoi que, maintenant que tu le dis… Non, en fait c’est parce qu’ils ont fait un nombre incalculable de cannelés. Il y a dû avoir une promo sur le rhum, ou je sais pas.
- La magie du tourisme, soupira Télémaque.
- Dit-il. Oi ! »
Un coude malencontreux venait de rencontrer ses cottes. Seul un petit sourire narquois répondit à ses protestations.
Il soupira dramatiquement, jetant un avant-bras sur son front. La seconde d’après, il était lové dans le cou de son copain, soupirant des « tu m’as manqué » entre deux baisers.
Dans la cour, le concert avait commencé. Le soleil courait encore dans le ciel, éclairant le haut de l’édifice, mais d’ici la fin, la nuit serait noire. Une nuit sans lune. Parfaite pour des amants.
Cela faisait à peine quelques jours qu’ils ne s’étaient pas vus. A l’origine, ils habitaient tous les deux Nantes. Ils ne s’étaient jamais rencontrés avant une excursion de Télémaque au Jardin des Plantes avec ses amis – pour « se ressourcer après une dure journée de cours », avait dit Léda. Il se trouvait que Hermès bossait dans la serre pour se faire un peu d’argent. Visiblement, il était fou de botanique, et si vous vouliez l’avis de son copain, son obsession pour les plantes médicinales (et tout ce qui pouvait avoir un effet sur l’Homme, ce qui incluait les produits à la légalité douteuse) pouvait être un peu malsaine. Mais bon, cet homme avait besoin de hobbies.
Cette première rencontre n’avait pas eu de grandes conséquences, sauf peut-être un intérêt piqué. La deuxième, cependant, avait changé la donne.
C’était un samedi matin, dans une friperie. Hermès farfouillait dans les lunettes de soleil – parce que bien sûr – alors que Télémaque se cherchait des t-shirts années 2000 (il avait déjà trouvé un My chemical romance ici, il allait écumer ces rayons jusqu’à la moelle). Ils se sont reconnus, ont un peu discuté et Hermès s’est très rapidement montré tactile. Heureusement que le magasin était grand, vide et que Télémaque était le seul de sa bande à fouiller dans cette section. Il ne souvenait même plus comment ils avaient fini par s’embrasser contre un coin de mur décoré de vinyles, cachés par les manteaux épais en cuir. Maintenant Hermès répétait sans arrêt que "Bichon" était techniquement leur album de couple, ce qui faisait grimacer Télémaque. Quelle idée de con de mettre un vinyle de Julien Doré, de tous les artistes, dans une boutique pareille !
Ils auraient sûrement passés l’après-midi caché là à faire les dieux savent quoi si Iphigénie n’avait pas appelé son ami. Pestant, il s’était rapidement rendu présentable et avait rejoint le groupe, sans avoir eu le temps de récupérer l’Instagram d’Hermès. Il voulait éviter les questions (ou rendre Pyrrhus malade. Le pauvre était devenu allergique au romantisme, depuis que son beau-père avait aménagé.)
Mais Télémaque suggéra à Léda de retourner au parc, ce qu’elle prit pour une mission personnelle. Malgré quelques railleries de ses amis qui se doutaient de la raison de cette demande, ils acceptèrent. Les deux purent alors se revoir sans trop de difficultés.
Mais ensuite, pour se caler des rendez-vous… C’était plus complexe. Pas pour Hermès, qui était déjà majeur et libre comme l’air. Mais disons que Ulysse avait un peu tendance à cloîtrer son fils. Les sorties entre amis avaient été autorisées après de longues années de lutte et de promesse (il devait toujours dire où il allait, quand et avec qui, et parfois le retrouvait étrangement sur son chemin). Mais les sorties seul ou avec inconnus, ça, c’était strictement illégal. Surtout si ledit inconnu avait deux ans de plus et des traces de vie instable. Typiquement Hermès. Le gars était si chill qu’il volait des plantes du Jardin des fleurs pour s’en faire des infusions – oui oui, n’importe quelle plante, ce fou furieux.
Finalement, les dates ont eu lieu… en majeure partie chez Télémaque. Dans sa chambre. À l'insu total de ses parents. Hermès grimpait juste jusqu’à son balcon, d’une manière si fluide qu’il avait l’air d’avoir fait ça toute sa vie – ce qui était peut-être le cas, considérant l’individu. Et ils se câlinaient toute la soirée, regardaient une série, ou discutaient à voix basse.
Parfois, lorsqu’ils se sentaient extra téméraires, ils descendaient dans la ville par l’escalier de secours. Alors, ils passaient la soirée dehors, dans un parc ou dans un pont, ou parfois dans un bar avec quelques frères d’Hermès. Dionysos les avait même invités, une fois, au Burlesque Freaky Follies où iel avait monté un spectacle de Drag. Ils y étaient restés toute la nuit, et Télémaque était passé par toutes les émotions positives possibles. Lorsqu’il s’était enfin couché, le jour pointait. Il s’était endormi avec un grand sourire et les joues douloureuses d’avoir autant ri.
En se racontant leur vie, ils avaient découvert tout un tas de liens étranges entre leurs connaissances. Par exemple, Artémis, la grande sœur d'Hermès, était en fait la mère adoptive d’Iphigénie. Son oncle Poséidon était l’ancien patron d’Ulysse qui lui avait fait la misère pendant des années. Après, il allait sans dire que la famille d’Hermès était étrange. Tous les enfants en étaient ressortis traumatisés d’une certaine manière, que ce soit par le père, la mère, ou autre.
Et là, visiblement, son père s’était mis en tête de partir en vacances dans le sud pour un peu de lien familial, « hors d’un contexte déjà marqué par de mauvais souvenirs ». Ses enfants soupçonnaient plutôt qu’il s’était déjà fait tout Nantes et cherchait de la chair fraîche ailleurs. Seule sa femme, Héra, avait parut heureuse à l’idée, persuadée qu’il était sur la voie de la rédemption. Mais d’après les histoires qu’avait entendu Télémaque, Zeus était loin d’une potentielle rédemption. Seuls la moitié de ses enfants étaient d’elle, et les autres, de mères toutes différentes. Et ils pensaient même que certains n'avaient pas encore été découverts. Entre ça, les incestes réguliers, un petit penchant pour la pédophilie, et des plans mis en place par Héra pour se venger de ses rivales… Il ne fallait pas s’étonner de produire des enfants dégénérés. Nantes était récemment devenue une ville de fous furieux, en partie à cause de cette famille.
Vers la mi-juillet, Hermès et Télémaque s’étaient retrouvés sur un marché de Provence, à l’étal du boucher. Le blond était plié en deux par une blague sur des vaches qui avait grandement irrité son frère, Apollon. Et alors qu’il ne semblait pas du tout surpris de le voir, Télémaque en était resté bouche-bée. Avec sa mère à côté, il n’avait pas pu aller lui parler, mais ils ont ensuite méticuleusement planifié chaque rencontre. Enfin, sauf celle-ci, au château. Hermès était juste venu le stalker comme le fou qu’il était.
Dans leur embrassade, ils ressemblaient à une pile enchevêtrée, sans réelle distinction d’où finissait l’un et où commençait l’autre. Le soleil était déjà descendu derrière la cime des arbres, et le ciel se colorait de rose et de bleu sombre. Comme une pochette d’album de bien meilleur goût que Julien Doré.
Hermès fredonnait sur l’air de piano en bas, improvisant un mini duo. Pas toujours très juste, mais il s’amusait, en pianotant les notes sur le bras nu de Télémaque. Celui-ci sourit en repérant un enchaînement de notes répétitif.
« Her-mès… » chantona-t-il.
Le blond leva la tête, les sourcils froncés.
« Her-mès… Hermès, Hermès, Hermès, Her-mès… »
Son visage s’éclaira d’un joyeux sourire.
« Té-lé-maque », continua-t-il sur le rythme maintenant devenu ternaire. « Té-lé-maque, Té-lé-maque, Té-lé-macus, macus rictus, hocus pocus ! » Et il était lancé dans une reprise endiablée d’un Scarlatti qui devait se retourner dans sa tombe.
« Ra, ra, ratata… I put a spell on youuuuu, talalala, brr, brr, patapim. You put a spe-e-ell on me first, and now Im yours!!! Té-lé-maque, té-lé-marketing ! »
Ledit Télémaque partit en fou-rire, qu’il essaya en vain de contenir. Il était plutôt certain que quelques vieux en bas l’avaient entendu. Hermès, bien sûr, voyant que ses pitreries avaient de l’effet, enchaîna de plus belle. Distrait par cette exaltation créatrice, il n’entendit Pénélope qu’à la dernière seconde et se cacha juste à temps pour ne pas être repéré. Elle était venue chercher son fils pour les photos souvenirs de la soirée.
Et même si Télémaque détestait viscéralement les photos souvenirs, ce jour-là il dû se contenir pour ne pas sourire de toutes ses dents en sachant qu’Hermès l’attendait à quelques mètres.
