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Le ressac régulier emplissait la baie, réhaussé par intervalles irréguliers par la note aigre des cris de mouette. Les vagues roulaient sur le sable fin en grondement d’écume : elles charriaient dans leurs lourds replis des galets et des débris des récentes inondations. Se trainant sur les genoux et les mains, plusieurs silhouettes émergèrent des flots à la suite, rampant avec peine hors du rivage. Un jeune garçon, alourdi par l’épaisse armure d’or qui le recouvrait, se dressa comme un mât de misaine au-dessus des flots, se courba au sol et se releva en serrant une longue robe blanche contre son torse. Pas à pas, il avança château branlant jusqu’à un endroit sec où il allongea son précieux fardeau avant de s’agenouiller à ses côtés.
Saori ouvrit les yeux, reconnut son plus fidèle chevalier penchée à son chevet. Il haletait, visiblement exténué, mais guettait avec anxiété le moindre signe de faiblesse sur le visage de sa déesse. Incapable de parler, la jeune fille lui sourit avec reconnaissance, se redressa sur un coude pour jeter un regard aux alentours. A leurs côtés, ses protecteurs s’écroulaient les uns après les autres sur le sable, vivants, en sécurité. Shun et Ikki s’étaient adossés l’un à l’autre, comme incapable de se séparer après avoir échappé de peu à la mort. Shiryu était étendu sur le ventre, un peu plus loin, la main encore au collet de Kiki qu’il avait embarqué comme un ballot de paille, tandis que Hyoga était parvenu à s’asseoir, la tête entre les genoux. Tous ahanaient, respirant à grand peine l’air salin après leur quasi-noyade. C’était un miracle qu’ils aient réchappés à l’effondrement du sanctuaire de Poséidon, à l’écroulement des sept mers sur leur tête. Comment avaient-ils pu remonter du lit des océans jusqu’à la surface ?
Tout à coup, un effroyable chapelet de jurons creva le silence épuisé qui régnait sur les survivants. Saori se redressa, aussitôt soutenue par le bras que Seiya glissa derrière ses épaules : dans la mer qui lui arrivait à mi-cuisse, Nathalie était seule debout. La jeune fille se jeta à genoux sur le fond vaseux.
L’adolescente tremblait. Face à elle, flottant misérablement au gré de la houle, son dauphin se mouvait avec peine. Son regard glissa des contusions qui bosselaient sa peau lisse jusqu’à sa nageoire latérale, devant elle : elle était déchiquetée. Les flots bouillonnaient d’un sang épais qui peinait à se diluer dans l’eau salée, et Nathalie baignait dans cette eau tiède et écarlate.
— Reste avec moi, glapit-elle en coulant ses bras sous l’animal pour le soutenir.
Aux alentours, les gémissements du pod de dauphins commençaient à retentir, mêlant leur sanglots aux grondements des vagues. La jeune fille jeta un regard effrayé à la ronde : plusieurs membres du clan avaient été blessés lorsqu’ils s’étaient précipités avec les eaux de la Méditerranée pour venir prêter main forte à Athéna et ses chevaliers. Les plaintes douloureuses se confondaient avec les lamentations, mais aucun cétacé ne semblait aussi mal en point que son maître. Celui-ci s’était personnellement chargé de transporter Saori, risquant sa vie sous les décombres pour la ramener saine et sauve à la surface.
Deux dauphins s’approchèrent, poussèrent délicatement de leur rostre le blessé pour mieux l’orienter par rapport aux vagues, puis glissèrent chacun une nageoire sous son ventre haletant, comme ils auraient porté un nouveau-né. Nathalie se releva d’une secousse, et d’une série de gestes secs se débarrassa pièce par pièce de son armure qu’elle balança sans considération vers la plage. Elle arracha une large bande de tissu à son pantalon, s’agenouilla à nouveau et commença à comprimer la plaie de toutes ses forces.
— T’as pas intérêt à me claquer entre les mains, tu m’entends ? hurla-t-elle en secouant son maître d’un coup d’épaule.
Sur le sable, tous regardaient en silence cette détresse qui s’épanchait comme un nuage d’orage. Leur respiration ne parvenait pas à s’apaiser alors que leurs corps émaillés de douleurs criaient grâce. Malgré leur épuisement, ils distinguaient nettement le cosmos de leur amie s’intensifier pour se déverser dans le corps de l’animal, comme deux vases communicants. Hyoga releva péniblement la tête d’entre ses genoux pour contempler la jeune fille d’un œil éteint. Où trouvait-elle cette réserve d’énergie ? Elle vivait à peine, une heure auparavant, écroulée sur les dalles du temple de Poséidon. Lui-même était incapable de remuer ses membres de granit. C’était visiblement le cas de tous leurs compagnons d’arme, dont l’intégralité des ressources était consacrée à respirer convenablement. Après un long moment d’immobilité, Shun finit par se lever et ramasser les morceaux de l’armure du Dauphin qui menaçaient d’être emportés par les vagues. Il les rassembla en tas, un peu plus haut, puis retourna s’écrouler à côté de son frère. Personne n’avait rompu le silence.
Une poignée de minutes passa, sans réel changement. Nathalie était prostrée contre son maître, le front posé près de l’œil clos de l’animal, les mains convulsivement crispées sur cette nageoire déchiquetée. Shiryu trouva enfin la force de se redresser. Posant respectueusement le casque de l’armure de la Balance au sol, il s’enfonça dans les flots jusqu’à sa camarade pour l’interpeller d’une voix douce.
— Nathalie, tu sors à peine d’une bataille. Tu n’es pas en état de…
— La ferme !
Sa voix rageuse avait claqué comme un coup de pistolet dans la baie. Sa violente réplique avait couru comme un frisson sur les têtes de ses camarades, les enfonçant un peu plus dans le silence. Shiryu s’était figé : si Nathalie jurait fréquemment, elle n’insultait quasiment jamais ses amis. Elle lui adressa une œillade assassine par-dessus son épaule, un regard fou parcouru d’éclairs.
— La ferme, répéta-t-elle d’une voix étranglée.
Hyoga baissa à nouveau la tête, cherchant toujours désespérément son souffle. Aucun n’avait la force ni de l’aider, ni de l’arracher au corps blessé auquel elle était agrippée. Sans un mot, Shiryu revint sur ses pas et s’assit sur le sable.
Un bruit fit tourner la tête de Seiya, le plus avancé vers la côte.
— Saori, il y a des curieux, murmura-t-il.
— Parfait.
La jeune déesse se releva péniblement, composa le maintien princier qui la caractérisait. Fort heureusement, il semblait qu’ils avaient pris pied en Grèce : les bonnes âmes qui avaient profité de la première accalmie dans les pluies diluviennes pour venir recueillir des naufragés ne firent aucune difficulté pour lui prêter un téléphone. L’héritière composa sans hésiter un numéro ; une seule tonalité suffit pour que son interlocuteur décroche.
— Mademoiselle… !
— Je vais bien, Tatsumi, le coupa-t-elle en japonais. Géocalise l’appel. J’ai besoin d’un rapatriement sanitaire pour huit personnes en état grave, dont un enfant de dix ans.
Elle laissa une pause, sans doute pour écouter la réponse de son majordome.
— J’ai aussi besoin d’une équipe vétérinaire pour dauphin. Au moins un blessé grave. Organise le rapatriement vers un centre de soin, ou un aquarium, ce qui te semblera le plus adapté. Budget illimité, Tatsumi, est-ce clair ?
Saori hocha la tête satisfaite, et trouva encore la force pour rendre le téléphone à son propriétaire avec un sourire.
Nathalie restait immobile, les genoux dans la vase, les doigts engourdis, la tête appuyée sur la peau lisse et humide de son maître. Parfois, une vaguelette plus haute que les autres léchait son dos, piquait ses blessures d’une myriade d’aiguilles salées : elle les sentait à peine. Combien de temps resta-t-elle ainsi, aussi stoïque qu’un bloc de granit ? Elle n’aurait su le dire. Soudain, un bruit d’éclaboussure retentit à ses côtés. Deux mains chaudes enveloppèrent les siennes, les décrochèrent doucement de sa prise : elle releva le cou dans un sursaut de survie, prête à mordre le charognard qui voulait lui arracher le dauphin blessé.
Elle eut la surprise de reconnaître Nachi, le chevalier du Loup, qui pressait à son tour une épaisse serviette propre sur la plaie toujours sanguinolente de l’animal. Le tissu molletonné se teinta rapidement d’écarlate, tant au contact de la blessure qu’à celui de l’eau de mer qui avait toujours une coloration rosée autour du chevalier du Dauphin.
— On prend le relais, Nathalie, expliqua-t-il d’une voix douce. Les médecins sont là pour toi.
La jeune fille tourna son regard hagard vers la plage. Un groupement de trois ou quatre hélicoptères s’étaient posés près du littoral. Comment avait-elle pu les manquer ? Une foule de blouses blanches pullulaient autour de ses compagnons, les asseyaient ou les allongeaient dans des coques préformées avant de les transporter vers les machines volantes. Elle identifia difficilement la silhouette caractéristique de Tatsumi au milieu de l’attroupement le plus compact, probablement celui de Saori.
Elle sentit quelqu’un la saisir doucement pas les épaules : elle tourna la tête vers Ban. Il avait dévêtu son armure du Petit Lion, qu’elle aperçut un peu plus loin sur les galets. Il la leva précautionneusement.
— Viens, on va te sécher un peu.
Elle se dégagea d’une secousse, se laissa retomber à genoux dans une gerbe d’eau salée.
— Je reste là.
— Nathalie, tu saignes…
— Je reste là !
Les mains enfin libres, elle avait glissé un bras sous le rostre de son maître pour le sortir de l’eau et posé une paume sur sa tête pour le caresser. Le dauphin entrouvrit les yeux, émit une plainte pitoyable : il n’avait plus assez de force pour porter ses pensées à travers son cosmos. Sa mélodie courte fut reprise en canon par les cétacés environnants, et Nathalie ferma les yeux. Quoiqu’en dise ses alliés, quoiqu’en dise sa famille, elle refusait de partir. Si elle arrêtait d’offrir son cosmos à son maître, il ne tiendrait pas longtemps. Elle posa à nouveau son front sur la peau glissante pour marquer sa résolution. Ban et Nachi échangèrent un regard, et avec un soupir le Petit Lion revint vers la berge.
Un nouveau bruit de clapotis l’entoura. Elle était suffisamment familiarisée avec les équipes de premiers secours pour reconnaître les différents intervenants qui gravitaient autour d’elle. Elle ne s’opposa pas à leurs examens, tant qu’on la laissait toucher le cétacé : elle avait l’impression que rompre le contact physique couperait le lien d’énergie qui les unissait. Elle entendait confusément des mots de vocabulaire inconnus au-dessus de sa tête : état de choc, réponse adrénergique, dissociation, peu lui importait. Elle se préparait pour le moment où ils essaieraient de l’emmener de force.
Cependant, ils s’éloignèrent sans insister. Près des hélicoptères, Saori, réchauffée, pansée et perfusée écouta attentivement leur compte-rendu.
— Il faut qu’elle soit techniquée, asséna le médecin.
Il bouillait de rage, outré de devoir rendre des comptes à cette patiente qui s’octroyait le droit de décider à sa place. La Terre entière avait été déclarée en état de catastrophe planétaire après dix jours ininterrompus de pluie ; le niveau de la mer avait monté de huit mètre cinquante, déplaçant des populations entières et détruisant une quantité effarante d’infrastructure. Pourtant, cette adolescente se croyait au-dessus de tout ! Ne comprenait-elle pas que son pouvoir de tête dirigeante de la Fondation Graad n’avait plus aucun sens dans un monde aussi sinistré ? Et pourtant, la facilité avec laquelle elle avait mobilisé autant de ressources humaines et matérielles pour soigner son groupe de fidèles malgré les conditions démontrait toute sa puissance. Il n’avait d’autres choix que de suivre ses directives, même s’il haïssait que sa propre indépendance médicale doive s’incliner devant les décisions de cette jeune femme étrange.
Indifférente à ses regards outragés, Saori réfléchissait, les yeux perdus sur la baie.
— Ça ne sert à rien. Elle ne viendra pas.
C’était la première fois que Hyoga ouvrait la bouche depuis qu’ils étaient remontés à la surface. La blouse blanche pivota vers lui.
— Elle risque de mourir ! Et je ne peux pas mobiliser une équipe médicale entière pour attendre qu’elle se décide !
Cependant, le russe ne lui adressait même pas un regard. Son attention était focalisée sur sa déesse.
— Elle va tout faire pour rester, insista-t-il. Même se battre.
— Elle pourrait les blesser, remarqua Shiryu, soucieux.
— Ou se blesser elle-même, ajouta la voix éteinte de Shun.
Deux ou trois têtes acquiescèrent. Saori pinça les lèvres, soucieuse. Laisser Nathalie en arrière, sans médecin, sans compagnon d’arme ? Il était hors de question qu’elle accède à la requête d’Andromède, qui avait proposé de rester auprès d’elle.
— Ne t’en fais pas, elle est solide. Elle nous rejoindra plus tard.
La jeune fille tourna ses prunelles parmes vers Seiya, dont le brancard touchait le sien. Il lui rendit son regard, et elle puisa dans ses pupilles confiantes la force de prendre une décision. Elle hocha la tête, appela Tatsumi pour lui donner ses consignes, et sonna le signal du départ.
Nathalie ne s’était même pas aperçue que ses amis quittaient la baie. A ses côtés, elle entendait Nachi et Ban se relayer tour à tour pour presser la nageoire du cétacé. Ils retournaient se réchauffer sur le sable, frictionnant leurs membres engourdis. Le chevalier du Dauphin, immergée jusqu’à mi-corps dans les flots glacés, ne tremblait même pas. Pourtant, ses lèvres et ses mains s’étaient parées depuis longtemps d’une teinte bleutée inquiétante. De temps en temps, l’un ou l’autre de ses compagnons tentaient de la convaincre de sortir se sécher, mais elle ne leur répondait plus.
La marée était monté lorsqu’elle fut tirée de sa transe par un entrelacs de voix qui s’approchaient comme un essaim d’abeille. Elle releva le front, reconnu qu’il s’agissait à nouveau de médecins : elle se crispa sur sa prise pour défendre sa position. Néanmoins, les nouveaux venus la délaissèrent complètement pour se grouper autour de son dauphin. Elle resserra son étreinte, presque paniquée, mais Nachi vint à nouveau saisir ses poignets pour la décrocher doucement. Elle comprit confusément ses explications. Des vétérinaires allaient soigner son maître, c’était tout ce qu’elle demandait. Elle refusa cependant de s’éloigner, surveillant d’un œil inquisiteur le moindre de leurs faits et gestes. A présent qu’elle ne le touchait plus, elle avait plus de difficulté à lui transmettre son cosmos, et cette constatation l’angoissait. Ban finit par draper une serviette sèche autour de ses épaules en prenant garde à ce qu’elle ne traîne pas dans les vagues. C’était mieux que rien.
Le bilan fut rapidement dressé. De tout le pod, seul un dauphin nécessitait des soins. Les autres cétacés fuyaient d’ailleurs à l’approche des soigneurs. Ces derniers avaient amené une citerne de transport, conformément aux recommandations de l’homme qui payait grassement leurs services. Alors qu’ils organisaient le transfert, l’adolescente qui avait découvert le cétacé échoué s’incrusta dans leur cercle.
— Je monte avec lui.
Ce n’était pas une question, ni même une suggestion. C’était un ordre. Le chef d’équipe, confus, commença par l’ignorer, puis la renvoyer, avant d’enfin s’agacer de son insistance. Le ton haussait sensiblement, mais cette gamine répétait toujours et uniquement la même phrase.
— Je monte avec lui.
Le vétérinaire était à deux doigts de l’envoyer au diable lorsque l’un des deux autres civils s’approcha respectueusement.
— J’ai quelqu’un au téléphone pour vous.
L’autre fronça les sourcils, mais se saisit tout de même au combiné. Quatre mots suffirent pour que son visage devienne cramoisi.
— Ce n’est pas une question d’argent ! cracha-t-il, indigné.
Il garda le silence quelques secondes, pâlit sensiblement.
— Vous ne pouvez pas faire ça, vous n’en avez pas le droit !
Il s’écarta du cercle, prolongea la discussion pendant plusieurs minutes. Lorsqu’il revint, ses traits étaient sombres. Il marmonna un assentiment et rendit le cellulaire à son propriétaire. Nathalie adressa un regard reconnaissant à Ban avant de saisir docilement le gilet de sauvetage qu’on lui tendait.
Le trajet fut interminable pour les deux chevaliers de bronze. La citerne était limitée en vitesse, évidemment, et chaque pause s’accompagnaient de vérifications de l’état du patient, ce qui ralentissait encore le convoi. A chaque arrêt, l’équipe semblait réveiller Nathalie, qui les regardait en cillant avant d’accepter de relâcher son étreinte. Si le chef d’équipe, obstiné, se focalisait entièrement sur le cétacé, le reste de ses troupes s’inquiétait de plus en plus de l’état de la jeune fille. Ils ne l’avaient pas remarqué, dans la baie, alors qu’elle était emmitouflée dans une serviette, mais elle semblait blessée. Contrairement à la plage où elle reposait simplement sur la vase, dans le tank elle devait se maintenir à la surface : cet effort semblait l’épuiser. Ils finirent par sangler son gilet de sauvetage au filet de sécurité de l’animal.
Enfin, ils arrivèrent à l’aquarium d’Athènes.
Une foule de curieux se pressait autour du camion. Composée des employés du centre, chacun y allait de son commentaire sur cette histoire extraordinaire. La lubie de l’héritière Kido venue du Japon était dans toute les bouches. Autour du patient, l’équipe vétérinaire tournoyait comme une nuée d’oiseaux, vérifiant les sangles, corrigeant les pansements, accompagnant le moindre des mouvements du cétacé. Nathalie passait les soutiens sous le corps lisse. A son grand désarroi, on lui interdit de rester logée dans le harnais de transport lorsque la grue déplaça l’animal. Nachi et Ban aidaient de leur mieux : leur force physique fut bien utile pour rattraper un cordage qui avait lâché.
Enfin, à grand renfort de précautions, le dauphin se posa doucement dans le bassin qui avait été libéré pour lui. Le Loup, immergé jusqu’aux épaules, s’affairait pour dégrafer les attaches.. Tout à coup, le cétacé dirigea vers lui son œil terne et fatigué.
— Merci.
Ce mot unique porté par une vague de cosmoénergie quasiment jumelle à celle de Nathalie désarçonna l’adolescent, qui suspendit aussitôt ses gestes, sidéré. Il avait entendu parler du maître du Dauphin, mais ressentir le cosmos de cet animal s’adresser directement à lui… C’était autre chose.
— Nachi ! Nathalie n’est pas avec toi ? lança Ban depuis le bord du bassin.
L’autre balaya la piscine des yeux, soudain inquiet. Quand s’était-elle éloignée de son maître ? A la réflexion, il était tellement pris dans le feu de l’action qu’il ne se rappelait pas l’avoir vu depuis l’actionnement de la grue.
Ils la trouvèrent au bout de quelques minutes de recherche. Assise sur un banc, encore vêtue de son gilet de sauvetage, dégoulinante d’eau et de chlore, Nathalie regardait fixement le vide devant elle. Elle réagit à peine lorsqu’ils l’interpellèrent, posèrent une serviette sur ses épaules voûtées, la frictionnèrent à tour de rôle. Ses mains glacées étaient abandonnées sur ses genoux. Nachi et Ban échangèrent un regard : elle était dans le même état que les autres chevaliers de Bronze qu’ils avaient trouvés sur la plage. Avec retard, certes, mais à son tour, le Dauphin subissait de plein fouet la retombée d’adrénaline.
Heureusement, un simple coup de fil à Tatsumi permit de déclencher l’équipe médicale. Après des heures de transport en citerne, il ne fallut que quelques minutes d’ambulance pour que Nathalie arrive enfin à l’hôpital de la Fondation Graad.
La jeune fille se sentait gelée jusqu’aux os. C’est cette sensation désagréable qui la tira du néant, alors qu’elle prenait peu à peu conscience de son corps raide et immobile. Ses membres étaient ankylosés, comme si elle avait passé un indécent laps de temps sans remuer le moindre muscle. A son côté droit, un tiraillement désagréable perforait ses côtes comme une baguette de bois, irritant ses poumons : une quinte de toux secoua sa carcasse courbaturée qui grinça telle une coque de navire rouillée. Avec un grondement douloureux, elle remonta une main pataude jusqu’à son thorax, palpa un fin tuyau souple qui se perdait sous ses vêtements.
— Je ne toucherais pas à ça si j’étais toi.
La voix mi-railleuse mi-affectueuse l’ancra dans la réalité plus efficacement que cette pauvre amarre de plastique. Nathalie cilla plusieurs fois, inondant d’un film humide ses yeux secs et collés. Elle distingua d’abord un halo de lumière, puis des formes sombres, et enfin la chevelure dorée qui était penchée à son chevet.
— Hyoga… marmotta-t-elle.
Elle secoua faiblement la tête, comme pour remettre ses idées en place. Que s’était-il passé ? Le Sanctuaire sous-marin s’était effondré, et…
Elle avait brusquement pali ; avant qu’elle n’ait eu le temps de poser son flot de questions paniquées, le Cygne la devança.
— Tout le monde va bien. Athéna, Shun, Seiya, Shiryu, Ikki, tout le monde va bien.
Elle devina plus qu’elle ne vit son sourire sarcastique étirer ses lèvres.
— Même ton poisson va bien.
La jeune fille reposa la tête sur les oreillers, soulagée. Si son ami se permettait ce ton ironique, c’était que la situation était effectivement parfaitement sous contrôle. Jamais il ne lui déroberait la gravité des événements. A sa manière, il pétrissait ses réassurances d’affection et de complicité.
Elle prit le temps de réajuster le tuyau à oxygène qui lui irritait les narines. Lorsqu’elle leva à nouveau les yeux vers lui, plus sereine, une sueur froide l’inonda tout à coup.
— Hyoga, ton œil !
Le russe porta une main au pansement qui recouvrait sa paupière gauche. Un nouveau sourire, plus peiné, traversa son visage émacié. Le dernier souvenir d’Isaac.
— Je me suis raté, ricana-t-il. Le chirurgien m’a dit que j’allais le garder. Je verrais probablement moins bien, mais c’est mieux que rien.
Il se rembrunit.
— Par contre, Shiryu a perdu la vue.
Nathalie le dévisagea, horrifiée.
— Je croyais que tout le monde allait bien ! glapit-elle avec un éclat de reproche dans la voix.
Son camarade haussa les épaules.
— Je trouve qu’on s’en tire bien, après s’être pris les sept mers sur la tête. Ce sont les blessures les plus graves. Seiya a réussi à ne pas se fracturer le crâne sur ce fichu pilier, c’est un exploit.
Un rire secoua la jeune fille à la remarque, lui provoquant une nouvelle toux rauque et déchirante. A chaque respiration, il lui semblait que son poumon se décollait. Elle avisa le drain qui sortait de ses côtes : il était relié à un petit pot où moussait un liquide rosé peu ragoutant.
— C’est toi qui nous a fait peur, reprit Hyoga d’une voix plus basse.
La convalescente tourna les yeux vers lui : une véritable inquiétude filtrait de ses pupilles d’acier. Le silence s’étira. Comme d’ordinaire, le russe n’étalait pas plus loin ses sentiments, mais elle devinait à demi-mots toutes les angoisses qu’il avait traversé ces dernières heures. Son cœur se serra devant cette affection sincère, qu’elle partageait toujours avec la même intensité. Cependant… Même si le Cygne était indispensable à sa vie, elle réalisait maintenant qu’elle ne pouvait plus continuer à lui mentir et à se duper elle-même.
Elle refusait de continuer à le fréquenter comme un amant, pas après ce dont elle avait pris conscience face à Sorento de la Sirène.
Plus tard, il serait toujours temps plus tard. Ils venaient à peine d’échapper à la mort, il y avait plus urgent. Pour l’instant, ils étaient deux compagnons d’armes qui avaient bravé un dieu mythologique ensemble et pansaient mutuellement leurs blessures. Le reste viendrait après.
Elle se recala avec une grimace.
— Où est-il ? Mon maître, où est-il ?
— A l’aquarium d’Athènes. Tatsumi réclame deux rapports par jour. Il a mangé, ce matin.
La prévenance avec laquelle Hyoga avait retenu cette information réchauffa le cœur de la jeune fille. Leur lien était suffisamment puissant pour encaisser ce qu’elle lui avouerait dans les prochains jours.
— D’où est-ce que tu as sorti la force de le maintenir en vie ?
Elle haussa les épaules. Qu’importe ? A vrai dire, elle ne gardait qu’un souvenir très flou de l’intervalle de temps entre l’effondrement du sanctuaire sous-marin et son réveil, quelques minutes auparavant. L’essentiel, c’était qu’elle avait réussi, point.
— Où sont les autres ? demanda-t-elle.
— La plupart se repose. T’es la dernière à te réveiller, tu sais ? lâcha-t-il dans un ricanement. Shun est en soin, t’as réussi à choisir le seul moment où il était pas à ton chevet pour ouvrir les yeux.
A ces mots, le cœur de Nathalie s’emballa, déclenchant l’alarme du scope auquel elle était reliée. Elle rougit, s’enfonça dans les draps pour cacher son trouble. Shun… Shun la veillait ? Cela n’aurait pas dû l’étonner : à tous les coups, Hyoga et lui passaient le plus clair de leur temps dans sa chambre. Andromède avait toujours été particulièrement prévenant, avec elle, mais c’était dans son caractère. Elle l’avait pris pour argent comptant pendant des années, mais à présent ce dévouement la frappait de plein fouet et l’étourdissait. Son pouls, loin de se calmer, battait plus fort contre ses côtes, sans déclencher la moindre douleur. Elle avait la très nette impression que son cœur se liquéfiait, une sensation qu’elle avait déjà ressenti ces dernières semaines mais sur laquelle elle mettait enfin un nom.
La mélodie de flûte de Sorento s’imposa à son esprit. Comment avait-elle pu être aussi aveugle ? Après toutes ces années à se côtoyer, elle était tombée amoureuse de Shun. Une pensée honteuse l’étreignit, quand elle se souvint de la façon dont elle avait repoussé les sentiments du jeune garçon quelques années auparavant. Il avait été compréhensif, doux, attentif, même lorsqu’il avait réalisé qu’elle fréquentait le Cygne. Elle savait combien il en avait souffert. A présent qu’il semblait avoir enfin tourné la page, elle ne se sentait pas le droit de se déclarer.
Nathalie prit une grande inspiration. Une étape après l’autre. D’abord, sa discussion avec Hyoga, ensuite elle réfléchirait à comment composer avec les émotions qu’elle se découvrait. Elle leur devait bien ça, à tous les deux.
Un sourire étira ses lèvres pâles. Non, la première étape, ce serait de célébrer leur victoire. Ils étaient vivants ! Elle rencontra l’œil unique de son ami, qui pétillait de concert dans son visage toujours si froid : un rictus miroir illumina ses traits.
— On a bien failli y passer, hein ? gloussa-t-elle.
— Pas loin ! répliqua-t-il en se renversant sur le dossier de sa chaise, fier comme un paon.
Pourtant, ils étaient toujours là, et la vie continuait.
